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Photo du rédacteurRaluca Belandry

Dialogue en mer - avec Laurent LD Bonnet

Ce dialogue a été publié dans la Revue Daïmon, numéro 6 Aux évadés, paru en juin 2021. Riche d'histoires, d'images, de goûts, de rencontres, de lieux, il avait été conçu comme une escondida littéraire, une île étrange dont les chemins et labyrinthes étaient tracés par des textes de fiction variés. Ils interrogent la manière dont l'écrivain de fiction peut répondre, par l'imaginaire, à l'appel d'un monde en crise.



Laurent, imaginons-nous avec Barrico et Saint-John Perse. Océan-mer, Vents, Étroits sont les vaisseaux – ces textes doivent trouver en toi, qui étais navigateur et homme de mer avant d’être écrivain, un écho particulier.

Ces échos sont ceux qui se propagent dans ce que j'appelle la Matrice imaginaire. Une métaphore d'océan vivant, peut-être planétaire. Le roman Solaris explore ce possible jusqu'à l'infini. Je les ai d'abord perçus et explorés sur la zone éphémère du monde qu'on appelle l'estran. Un jour, j'ai voulu les suivre. Ils étaient mes chants de sirène. Longtemps. Ils se propageaient sans cesse. Toujours à m'appeler derrière un nouvel horizon. Mais oui, étroits sont les vaisseaux… étroits, lents et imparfaits dans leur appréhension du monde. Perse a ressenti cette limite. Il a voulu la sublimer et n'a pas d'équivalent dans la matrice imaginaire où il occupe une place imprenable. Parce qu'il a révélé une part du langage-océan. D'autres l'avaient décrit. Lui seul l'a pratiqué.

Barrico, c'est autre chose, il ne parle pas le langage-océan. Il en explore les effets chez les personnages qu'il crée et rassemble dans un lieu de la matrice imaginaire, la pension Alamayer, installée sur un rivage.

Mort à Venise, La nuit de l'iguane, Océan mer… la liste est longue des fictions qui ont convoqué la frontière d'océan. Sans doute parce qu'elle stimule, provoque, oblige. Comme si, dos au mur des impossibles réponses terrestres, seul le vertige océanique pouvait nous aider à sortir du cadre pour y répondre. Et je m'aperçois en répondant à ta question que je l'ai moi-même convoqué, avec le Nelsons' bar sur la plage de Lumley, avec Jeanne de ce numéro, et dans mon prochain roman avec Gloria Guest House.


Mangeons, buvons, aimons, travaillons. Mais créons. C'est essentiel non ?

Il est tellement vaste ce terme ! Créer, c'est donner l'existence.

L'esprit marchand aussi crée de la valeur et nous convainc de son utilité.

L'esprit artistique donne existence à l'inutile. Et c'est sa force. Il est peut-être la dernière chance d'une humanité peu à peu dévorée par l'esprit marchand.

Une chance bien mince si on veut bien se pencher sur ce que disent de notre monde ces deux micro-histoires.

La première au début de la chaine littéraire : dans les classes de Cours préparatoire en France, aujourd'hui, on n'écrit plus, on ne compose plus, on ne rédige plus. Des hussards de la République obligent à employer le terme de production écrite.

La seconde, dernier maillon de la même chaine : Robert Galbraith ayant voulu écrire son premier Polar, n'en vendit que mille. Fort déçu, il décida de n'en faire qu'à sa tête et révéla son vrai nom : JK Rowling.


Quand as-tu compris qu'il te fallait écrire ?

La pulsion d'origine se perd dans mes souvenirs entre le temps des possibles et celui des renoncements. Celle qui m'a décidé un jour était du domaine de la croyance. Celle qui a entretenu le feu, du domaine de la foi. Mais celle dont la voix me murmure sans cesse “ il te faut écrire” m'est venue en écrivant.


Daïmon convoque les grandes figures littéraires qui nous hantent, en tant qu’écrivains. Parmi les démons qui t'ont rendu visite, lequel revient régulièrement chez toi ?

Aucun isolément. Ils reviennent tous. Tout le temps. Pratt, démon du jeu fictionnel. London, démon de la force aventureuse. Hugo, démoniaque sublimation de la langue. Asimov, Van Vogt et Clarke, démons philosophiques intersidéraux. Cerf démone de l'irrévélé. Gary démon du Je. Maïakovski, démon des mots-tocsin. Borges démon du sablier infini de l'imaginaire. Baudelaire toujours, démon de l'indicible… Et j'espère sans cesse d'autres visites.


Écrire - est-ce comme photographier le monde “avec un certain regard”, décalé, critique ou émerveillé ?

Je crois que ma première énergie d’écriture est celle du mystère sous-jacent au regard. Qu’y a-t-il derrière l’éclair d’une scène qui parfois ne dure qu’un court instant ? Quel réel, derrière un visage, un regard, l’agencement d’un lieu, l’éclair d’un mouvement. Salone est parti de la photo d’une famille en Sierra Leone. J’ai écrit une nouvelle qui s’appelait Une pluie avant la guerre. C’est devenu un roman. Je prends peu de photos. Parce que je cherche un sens. Parfois je le découvre plus tard. Comme celles prises en Irlande : Ces deux barmen saisis au moment où entre dans le bar un troisième personnage. Cette scène ouvre à de multiples scénarios. Jusqu’à ce que je me rende compte que le regard de ces deux hommes pouvait aussi bien s’adresser aux personnages pris de dos, regardant par-dessus un mur. Parce que les deux premiers sont à Dublin. Les Cinq autres à Belfast.


Borges disait que la grande tradition littéraire était la liberté de l'imagination, la liberté du rêve, que le fantastique précède de tout temps le réalisme.

Cette tradition, c'est celle du conte. En ce sens, elle fait appel aux racines de l'imagination propre à l'espèce. Imagine : un soleil se couchait et c'était l'effroi. Nous étions chassés. Des millions d'années plus tard, le même soleil se couche et la voix du poète s'élève. Je trouve ce chemin vertigineux. Sublimer nos peurs a peut-être constitué la première énergie qui a participé à notre évolution. Pensée magique, conte oral puis conte écrit, enfin le roman… Borges fait partie des esprits qui ont perpétué cette lignée.


La réalité, il faut la vivre, coûte que coûte. L'écrivain restitue-t-il une forme d’équilibre ou vient-il y jeter encore plus de trouble ?

Certains s'emparent du réel pour le restituer. D'autres pour le sublimer. Ces derniers tendent à disparaître sous un flux permanent de marchandises informatives surproduites, qui occupe l'espace. Peut-être allons-nous vers une mutation du genre-écrivain : ceux du Sublime et du Symbole fictionnel coexisteraient encore quelque temps avec des hyperréalistes connectés. Et sous la pression de l'injonction marchande sélective, leur ADN créatif se diluerait dans celui de l'espèce dominante. Sauf grand trouble, et on l'appellera révolution. Mais voici que j'imagine une dystopie.


Justement ! Et si nous en faisions un roman ? La pensée de Gary, de son Sganarelle, me vient à l’instant...

D'abord un constat : partout dans le monde, de plus en plus de happenings s'avèrent contestataires, visent à provoquer nos consciences, nous indiquer une voie d'évasion, une révolte. Ce n'est pas un hasard, l'expression par le geste artistique est peut-être le dernier mouvement révolutionnaire possible. Aujourd'hui, ces gestes sont disséminés. Alors, imaginons un monde où les artistes – les écrivains parmi eux – engagent et tissent tout un réseau mondial d'actions troublantes. Imaginons un virus artistique bénéfique, qui propage une prise de conscience.

Je ne crois pas en une écriture de l'équilibre. Nous sommes là pour déranger, interroger, offrir d'autres angles, troubler. Et la mort du roman ? Ça me fait penser au vent du destin. Des hologrammes conceptuels que personne n'a jamais réussi à saisir ou à décrire. Même les producteurs de séries, pourtant premiers ennemis du roman – par leur puissance à accaparer nos temps de cerveau disponibles – se tournent vers le Roman ou la Nouvelle pour y puiser leurs scénarios. Pourquoi ? Parce qu'il n'y a que la liberté de création totale qui peut emmener à l'invention ! Une liberté qui ne peut s'exercer que dans le cadre d'un imaginaire sans entrave. Le roman ne mourra pas tant que fonctionnera la formule Il était une fois. Mais ce qui est probable, c'est que la énième nécrologie du roman est déjà écrite par le prochain auteur dont l'inspiration romanesque se trouvera en panne, calcifiée par la mal bouffe du cerveau qu'est l'information-marchandise.

Une chose est exacte ; il existe des catalepsies qui ressemblent à la mort. Ce dont Gary s'inquiétait dans les années 70 est bien arrivé : les inspirations-miroir, monofocales – roman totalitaire disait-il – ont en France pris le dessus éditorialement. Et le roman total c’est-à-dire l'œuvre et ses personnages dont l'auteur n'est qu'un serviteur a quasiment disparu. Il reviendra. Je le sais, il hiberne.


Puis il y a les personnages. Mais qui parle encore de “personnage”, de nos jours, à l’époque de la sur-consécration de l’ego, à l’ère de Narcisse intronisé comme référentiel ultime de la réalité ? Pourrais-tu me citer trois auteurs contemporains qui excellent encore dans la création de personnages ?

Gary était de ceux-ci, mais est-il encore contemporain ? Pour les autres, je ne pourrais le faire qu'avec des auteurs anglo-saxons, parce que je me sens plus en phase avec eux, sans doute. Mais je pense que ces auteurs-là existent partout, et dans toutes les cultures. La question n'est peut-être pas celle de leur existence littéraire. Mais de leur existence médiatique. C'est le personnage-auteur qui a été propulsé sur le devant d'une scène-marketing où les personnages de son roman deviennent des faire-valoir. Qui se souvient du nom du personnage principal du dernier Houellebecq ? Personne. Avec son nom, c'est sa fonction, sa valeur, sa puissance symbolique qui se sont évaporées.

Et qui se souvient du nom de l'homme qui soulève la charrette et plus tard sauve Cosette dans Les misérables ?


Et toi, quand tu les crées, quand ils te regardent, quand ils se barrent dans leurs délires, quand ils t’échappent, quand ils écrivent leur propre roman - tes personnages - comment fais-tu, au milieu de tout ce “peuple” ?

C'est une question très intime. Pour être franc, je vis avec eux. Dans le roman Salone, j'ai créé Nelson en 2010 et je l'interroge encore aujourd'hui. Je crois qu'un jour, d'une manière ou d'une autre je vais rouvrir son bar. Gladys - je dialogue avec elle et j'aimerais éditer son livre. En fait elle l'a écrit à ma place. Mais il faut dire qu'on avait parlé un soir de l'idée d'un petit garçon esclave devenu maire de Freetown. Elle m'a piqué l'idée et j'en suis heureux. Parce que Gladys était ce personnage que j'ai créé en pensant l'inventer. Et dont on m'apprit deux ans plus tard qu'elle existait. Pas vraiment elle. Mais presque elle. Je dus changer son nom de famille. Elle s'appela Caulker au lieu de Faulker. Mince, j'aimais bien Faulker moi. Mais peu importe. Elle ne m'en a pas voulu. Et depuis on s'écrit. Dernièrement elle m'a dit : “Tu devrais tout de même finir par écrire quelque chose sur la genèse de Salone, parce que la plupart de tes lecteurs ont cru que tu avais écrit un roman africain ! Avec tout ce qu'on se trimballe de clichés sur le dos, si tu veux qu'on comprenne, tu dois prendre la parole.” Je pense suivre son conseil.

Et puis sont venus tous les autres, Antoine et Léa, dans Dix secondes, puis Jeanne, Celamon, Nikto, Jerry et tous ceux de Fils d'escales. Et ceux créés pour Daïmon !

Penser que les personnages de fiction n'existent pas est une profonde méprise. Nos personnages vivent ! De fait, puisque nous les créons. Ce qui est vrai, c'est que certains ne vivent que le temps de la lecture, parce que leur présence symbolique ne nous a pas interpellés.

Mais beaucoup survivent en nous. Réellement. Neurologiquement. Ah, je sais que ce n'est encore qu'une hypothèse. Plus pour très longtemps ! Virginia Vandoven qui publiera Le dernier ulysse en 2082, nous révélera une découverte des neurosciences : les personnages de fiction finissent dans la somme des cerveaux de l'humanité, par former un peuple. Un peuple à part. On l'appellera Peuple de l'intérieur.

Alors pourquoi ne pas imaginer un monde où les écrivains se tairaient à jamais, pour ne plus laisser parler que leurs personnages…

Je prône une forme de disparition de l'auteur, retiré sur une île aux coordonnées fictionnelles. Escondida... Merci Pratt.


Je pense à ce qui nous est arrivé en cette étrange année 2020… Quand la catastrophe arrive, que faire ? Vivre, partir, voyager, rester, croire ?

Croire peut-être du domaine de la décision ou de la foi. Deux mouvements d'âme qui s'attirent et se repoussent. Je peux envier ceux qui sont gagnés par la foi. Mais je les déteste quand ils pensent que mes croyances ne valent pas leur foi. Cette dichotomie, très terrestre, se trouve pacifiée en écriture.

Quant à que faire après… deux de mes personnages, dans Le dernier ulysse, en parlent mieux que je ne saurais le faire.

Un des acteurs du roman, Alexandre Mauvalant, traverse un moment de sa vie, catastrophique à plus d'un titre :

“Le buzz et l'émission de télévision – j'en prenais conscience ici et maintenant – avaient ouvert une brèche qui jamais ne se serait refermée, laissant s'y engouffrer les dernières tendances de la censure mercantile armée de ses injonctions à ne plus écrire sur une couleur si on n'en était pas, sur un genre ou un sexe si on n'en était pas, sur une nation si on n'en était pas… Encore quelques années et je me serais retrouvé à ne plus pouvoir m'inspirer que d'une lignée de faits allant de Cro-Magnon en Périgord jusqu'à Homo Sapiens en Île-de-France, et pire : à l'intérieur de ce bornage, encore aurais-je dû ne pas empiéter sur les enclos de mes voisins de genre ou de couleur. Tragi-comédie d'un apartheid intellectuel, la mort du libre arbitre créateur. Ma mort, en fait.

Partir obligeait ma forteresse à se reconstruire, ailleurs et autrement, mouvante et insaisissable, prolongeant ainsi ma liberté d'écriture. Elle s'évadait.”


Deux ans plus tard, il rencontre Diallo Boubacar :

“De toutes ces douleurs, n’est restée inscrite sur Diallo qu’une patine ridée. Elle voile son sourire sans en affecter la clarté. Souvent je me demandais : comment réussit-il ce tour ? Comment peut-on grandir et vivre, entouré de tant de misères et de peurs réunies, se maintenir, là, ancré, en résistant à l’envie de fuir pour faire fructifier ailleurs ce que le temps nous octroie d’existence ? De quoi se compose la décision de rester ? De renoncement et de lâcheté ? Ou d’une rage d’insistance et de courage ?

Rien de tout cela, en réalité : “Moi je reste ici, m'a-t-il soudainement dit – alors que nous parlions de toute autre chose ; le sujet de l'exil vit ici en Golem – si je pars, c'est avec ma famille ! Mais nous sommes trop nombreux.”


Y a-t-il un devoir de l’écrivain de concevoir de nouveaux mondes, de nos jours ? Être davantage dans l’anticipation, par exemple ?

Le devoir écrire appartient à celle ou celui qui s'en empare ; il forme un mouvement d'une profonde intimité. Et voici qu'un jour on le propulse nu dans l'arène de la lecture.

C'est d'une grande violence. Il faut du courage et beaucoup de travail. Ce qui nous porte est, je crois, de l'ordre d'une résolution. Se résoudre soi-même ou résoudre le monde. Nous cherchons tous à poser les curseurs de nos écritures entre ces deux extrêmes.

Alors les auteurs qui s'emparent de projections imaginaires, dans le futur ou dans des dimensions parallèles, posent leur curseur d'écriture en dehors du cadre. C'est une convention. On peut y adhérer ou pas, c'est un choix. Mais considérer cette convention imaginaire comme un genre mineur (par opposition avec un genre réaliste majeur), pratique du même ordre d'abus sémantique que celui qui consiste à gouverner le monde réel avec des "Voyons les choses en face", "Ce qui compte", "Soyons sérieux une minute", "il faut raison garder" etc. La dictature du pragmatisme veut régner sur les esprits. Celle de la tradition instituée, aussi. Enseignons Proust comme une gentille curiosité littéraire. Remplaçons-le dans les programmes du secondaire par Asimov ou Efremov. Et voyons de qui en ressort en termes de réflexion.

Sortir des cadres imposés devient un exercice salutaire d'urgence pour l'âme. Les auteurs d'anticipation peuvent contribuer à cet exercice philosophique, bousculer nos pensées programmées. Ce sont des oracles. Les artistes en général le sont. Qu'ils ne se prennent pas au sérieux est une bonne chose, autrement ça les rend imbuvables. Mais qu'on veuille ne pas les prendre au sérieux, voire qu'on les emprisonne, est la grande erreur du siècle. Et démontre en même temps le danger qu'ils représentent. Les pouvoirs déconsidèrent l'art vraiment libre. D'où leur empressement à l'encadrer, le cataloguer, le subventionner, se faire promoteur d'un art normatif qui se met à régner sur un pan entier de la création. Pendant que l’autre part des artistes se confronte à l’éternel paradigme du marché : “La tune des ventes ou le mécène, mon pote !” rétorque un de mes personnages à son ami, dans Le dernier Ulysse. Le marché devient Grand Régulateur, inscrivant dans le rapport à l’art, l’idée que vente et profusion sont synonymes de liberté.

En réalité, je crois que ce n'est pas l'art en lui-même qui peut s’affirmer révolutionnaire. Mais la liberté de l'artiste. L’histoire de Gerhard Richter racontée dans L'œuvre sans auteur, explore cette proposition.


R.B. & LLDB

(crédit photos : Laurent Bonnet)

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