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Daïmon - revue de singularités littéraires

"Nous cherchons à cristalliser une expérience littéraire commune : faire advenir la rencontre"

Comment est née votre revue ? Existe-t-il un collectif d’écrivains à l’origine de votre désir de revue ou s’agit-il d’un désir bien plus individuel ? S’agissait-il pour vous de souscrire à un imaginaire littéraire selon laquelle être écrivain, comme pour Olivier dans Les Faux-Monnayeurs de Gide, consiste d’abord à écrire dans une revue ?

Ayant quitté une autre vie pour rejoindre la littérature, je cherchais un lieu et des liens. Je rêvais de (re)trouvailles, d’altérité. Il m’a fallu un an de patience, de lectures intenses, de solitude aussi, pour que le terreau devienne fertile de possibilités. Des rencontres fortes, des conversations interminables, des nuits d’écriture m’ont permis de formuler un désir fort : faire se rencontrer des écrivains exigeants avec des lecteurs qui le sont tout autant. Mais comment, puisque tant de revues existent déjà ; qu’allais-je apporter de différent, finalement ? Et j’ai pensé à cette relation exclusive et absolument nécessaire qui se crée entre l’écrivain et le lecteur quand une rencontre se fait.

Quelle vision de la littérature entendez-vous défendre dans vos futurs numéros ? Procédez-vous selon une profession de foi établie en amont de ce premier numéro ? Pourquoi avoir ainsi sous-titré votre revue « Revue des singularités littéraires » ?

Donner une vision propre à la littérature serait la figer dans un écrin déjà poussiéreux. S’il est une vision que l’on puisse avoir, ce serait celle d’une écriture. Et encore, une vision s’il en est, cela ne doit être qu’un soupçon très fort. Je soupçonne quelque chose en ressentant notre présent comme fait de fragments, de rhizomes, avec au milieu un noyau a éclaté en même temps que la coupe du monde se fissure de plus en plus. Voici donc un contenu éparpillé sur des brisures de verre projetées tout azimuts. Et parmi ces îlots, voici ces pauvres individus, artistes, écrivains, tentant à donner du sens à ce qui le refuse nécessairement. C’est ce que je disais dans l’éditorial du premier numéro de Daïmon : « Si l’on conçoit la forme comme la manière dont l’esprit reçoit et transforme l’expérience du présent, alors une forme hybride et fragmentée serait la plus apte à rendre et à transformer la réalité de ce temps. A l’écrivain d’adopter une attitude vis-à-vis de son art, au point où son expérience individuelle arrive à symboliser la réalité et la démultiplier. C’est cette expérience subjective que l’écriture tendra à transmettre. Dans des moments de grâce il parviendra à le faire bien malgré lui, aveuglement, comme pris par une pulsion plus grande que lui. Comme si un démon le poussait dans des lieux insoupçonnés, acérant sa langue et pointant vers un message originé ailleurs. L’ailleurs – ce non-lieu hors-temps – où l’on arrive à toucher l’origine des choses et les rendre contemporaines du présent fuyant. »

Cela m’amène à répondre à la question de savoir pourquoi ce sous-titre, « revue de singularités littéraires ». Ce mot, singularité, renvoie pour moi à l’acquiescement d’une force intérieure propre qui nous pousse vers une création, mais aussi vers la vie et la manière dont on crée et on vit. Il faut reconnaître et accepter sa propre singularité et ce qu’il en découle si l’on veut pouvoir dire le monde. Or, c’est ce que l’écrivain cherche : dire, écrire le réel du monde qui est son monde. On ne peut aller contre son démon quand on descend dans les profondeurs nécessaires à la création. On doit laisser advenir la singularité qui témoigne du chaos en soi, du désordre, du grondement, et implicitement de la liberté qui se déploie lorsque ces prémisses sont acceptées. La voix parle quand elle accepte de retrouver ses racines quelles qu’elles soient. Je cherche la sincérité d’une telle voix. Et l’écriture qui s’ensuit. Elle est forcément singulière, car démultipliée.

À la création de sa revue Trafic, Serge Daney affirmait que toute revue consiste à faire revenir, à faire revoir ce qu’on n’aurait peut-être pas aperçu sans elle. Que cherchez-vous à faire revenir dans votre revue qui aurait peut-être été mal vu sans elle ?

 

Une revue est le fruit d’une mémoire et je la vois davantage comme une reprise dans le sens kierkegaardien du terme. Créer une revue c’est vouloir accomplir un saut littéraire qualitatif, un « ressouvenir en avant » : c’est se souvenir de ce qui a été dit et fait en littérature et en faire la synthèse toujours active de ce qui est su, mais non pas pour demeurer dans un temps autre (en avance ou en retard), mais pour retrouver le présent d’une littérature qui est grosse d’avenir. C’est difficile de faire le tri, de se souvenir de tout ; c’est forcément partiel et imparfait. Mais chacun porte en lui un héritage qui est la source de ce souvenir : le mien est fait de ces écrivains roumains que vous savez, il est fait aussi des écrivains anglais, français, sud-américains que je cite dans mon introduction du premier numéro. Je m’appuie sur cet héritage pour tenter d’accomplir ce saut. C’est pourquoi je parle plusieurs fois d’origination et me réfère à cette sublime phrase de Quignard, dans Vie secrète : « La création devait entendre le jaillissement ; le grondement ; la fulguration de la foudre dans le ciel noirci par l’orage ; le débouché de la nuit souterraine ; l’irruption. Tout ce qui créer, tout ce qui procrée fait entendre l’origine. » Voilà, c’est ça Daïmon !

Est-ce qu’enfin créer et animer une revue aujourd’hui, dans un contexte économique complexe pour la diffusion, n’est-ce pas finalement affirmer un geste politique ? Une manière de résistance ?

Tout acte posé dans le monde, déposé à la vue des autres, est un acte politique. C’est, en soi, un manifeste. J’affirme quelque chose de fort avec Daïmon et je l’offre aux autres. Certes, je crois en une littérature vraie comme acte de subversion autant qu’acte de foi. Cette revue est une présence en tant qu’ouverture et en tant qu’appel vers les idées que j’ai nommées plus haut. Sa signification politique est peut-être celle de susciter la présence propre du lecteur qui accepte d’entrer en scène et de résonner au matériau qui lui est proposé. Finalement, dans cette aventure, nous cherchons à cristalliser une expérience littéraire commune : faire advenir la rencontre.

Propos recueillis par Johan Faerber pour le magazine culturel en ligne, Diacritik,21 novembre 2018

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