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  • Photo du rédacteurRaluca Belandry

Le pain et le livre-en-fleurs

Dans un essai de 1925, Virginia Woolf affirmait, au sujet des regards critiques posés sur les œuvres contemporaines : "Le contemporain aurait du mal à ne pas être frappé par le fait que deux critiques assis à la même table, au même moment, prononcent des opinions complètement divergentes sur un même livre."


Et comme elle avait raison de soulever cette difficulté posée par l'idée sous-jacente d'actualité ! Critiquer un livre à peine sorti des presses, soulever son génie ou sa nullité, dire s'il fait littérature ou s'il est bon pour le pilon, décider de son aptitude à être présent, déjà tout frais, dans les programmes scolaires. Sur quelles valeurs s'appuient de tels jugements ? Alors que les critiques s'accordent sans peine sur la valeur d'un Goethe, d'un Keats, d'un Hugo ou d'un Proust, que leurs enthousiasmes communs s'articulent au bénéfice d'œuvres maturées et légitimées par le temps, sous le regard digne de leurs auteurs calmement assis au panthéon des maîtres immortels du verbe, "Ce n’est que lorsqu’ils discutent de l’œuvre d’écrivains contemporains qu’ils en arrivent aux mains", affirme si justement Virginia.


"Le seul conseil qu’ils proposent alors, c’est de respecter ses propres intuitions, de les suivre vaillamment, et plutôt que de les soumettre au contrôle de quelque critique ou chroniqueur vivant, de les vérifier sans cesse, en lisant et relisant les chefs d’œuvre du passé." Le temps, donc, serait le meilleur juge de la valeur d'une œuvre, ou mieux - le temps que des lecteurs successifs en prendraient pour leur donner de la valeur, en les lisant, les relisant.


Car qu'est-ce, "l'actualité" d'un livre, et que signifie, après tout, le mot "contemporain" ? Une incrédulité, un sentiment qui avoisine à la fois la pudeur et la honte, accompagne la parution d'un nouveau livre. Comme une jeune femme de la bonne société des siècles passés, apprêtée par ses bien pensants géniteurs en vue de sa sortie en société, ainsi se montre le nouveau livre qui "vient tout juste de paraître" sur les étals de votre librairie préféré. Le voilà ! Il paraît, il apparaît : beau, frais et fumant comme un pain doré sorti de la fournaise des mots, croustillant, propre, prêt à être ouvert - et consommé, s'il vous plaît, mais vite ! A trop attendre, il perdra sa fraîcheur, sa prestance de nouvel arrivant, son potentiel porteur de signifiants, bref, son attrait.


Est-ce vraiment cela, que nous attendons de la littérature que nous admirons ? Un livre d'actualité d'un auteur contemporain à succès qu'il faut absolument lire et donc recenser-encenser, critiquer, parler ? Valsons-nous avec ces jeunes parutions se montrant pour être élues ? Mais que vaudront-elles, les pauvres beautés, une fois remplacées, dans le fol cours du temps, par les toutes dernières apparitions - plus actuelles, car à la mode de ce que "l'on écrit en ce moment"?


Aux censeurs littéraires des parutions-en-fleurs, rejoignons Virginia Woolf, pour leur dire : "d’être généreux en encouragements, mais de nous épargner ces couronnes de fleurs et diadèmes si prêtes à tomber et à flétrir, et qui, le temps passant, finissent par rendre ridicules leurs porteurs."


Car, être contemporain, n'est pas vraiment cela, vous conviendrez. Etre contemporain, l'exigence mal comprise, déguisée trop souvent en conformisme à une mode, cette réalité inappropriable du moment, est plus proche de ce que je lis dans le séminaire de Giorgio Agamben Qu'est-ce que le contemporain :


"La contemporanéité s'inscrit dans le présent en le signalant avant tout comme archaïque, et seul celui qui perçoit dans les choses les plus modernes et les plus récentes les indices ou la signature de l'archaïsme peut être un contemporain. Archaïque signifie proche de l'arkè, c'est-à-dire l'origine. Mais l'origine n'est pas seulement située dans un passé chronologique: elle est contemporaine du devenir historique et ne cesse pas d'agir à travers lui, tout comme l'embryon continue de vivre dans les tissus de l'organisme parvenu à maturité, et l'enfant dans la vie psychique de l'adulte. [...]

C'est en ce sens que l'on peut dire que la voie d'accès au présent a nécessairement la forme d'une archéologie. Celle-ci ne nous fait pas remonter à un passé éloigné, mais à ce que nous ne pouvons en aucun cas vivre dans le présent. Demeurant non vécu, il est sans cesse happé vers l'origine sans pouvoir jamais la rejoindre. Le présent n'est rien d'autre que la part de non-vécu dans tout vécu, et ce qui empêche l'accès au présent est précisément la masse de ce que, pour une raison ou pour une autre (son caractère traumatique, sa trop grande proximité) nous n'avons pas réussi à vivre en lui. L'attention à ce non-vécu est la vie du contemporain. Et être contemporain signifie, en ce sens, revenir à un présent où nous n'avons jamais été."


Cela fait changer tout de suite de regard, sur le goût et la texture de ce qu'on pourrait raisonnablement nommer un "livre contemporain"...


R.B.

- Comment toucher le contemporain, Virginia Woolf,

- Qu'est-ce le contemporain, Giorgio Agamben,

trad. Maxime Rovere, éd. Payot-Rivages


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