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Photo du rédacteurRaluca Belandry

La nuit de l’inspiration

C’est peut-être le texte le plus bouleversant que j’ai pu lire sur l’acte créateur. Le regard d’Orphée, dans L’espace littéraire de Maurice Blanchot. Cet extrait m'a immédiatement parlé du courage d'écrire, lui-même relié à la lâcheté d'être. Un lien se tisse dans la fissure qui se dessine entre les deux. C'est comme dire : je parviens à créer car j'ai erré, j'ai fauté, je suis coupable, je me suis corrompu(e).


J'ai rencontré de ceux qui se trouvaient sur ce fil exactement. Chancelant, ils provoquaient au début ma désapprobation, ma méfiance et parfois mon mépris. Je leur en voulais, cette lâcheté d'être eux-mêmes, si faibles face au désir créateur, imbus de leur persona, aveuglés. Cependant, je leur accordais secrètement le droit à une feinte qui légitimerait, in fine, leurs erreurs à mes yeux, aux yeux de leur création. Mû par un désir de ce regard d'Orphée en arrière, chacun finissait par s'emparer de l'occasion de la feinte, d'une manière toute personnelle - par bonheur, sachant habiter ce regard de manière à susciter la tendresse et le pardon. Par la beauté de cette imperfection, ils me devenaient aimables. Je les préservais. Ils me devenaient amis, de ces amis d'étoiles nietzschéens.


Retour et reprise ont été possibles grâce à ce mouvement du regard. Car il était réciproque. Eurydice elle-même dit quelque chose, avant qu'elle ne s'empierre et ne s'évanouisse : grâce à ce dernier regard d'Orphée, elle aime les Enfers auxquels elle retourne.


“Si le monde juge Orphée, l’œuvre ne le juge pas, n’éclaire pas ses fautes. L’œuvre ne dit rien. Et tout se passe comme si, en désobéissant à la loi, en regardant Eurydice, Orphée n’avait fait qu’obéir à l’exigence profonde de l’œuvre, comme si, par ce mouvement inspiré, il avait bien ravi aux Enfers l’ombre obscure, l’avait, à son insu, ramenée dans le grand jour de l’œuvre. Regarder Eurydice, sans souci du chant, dans l’impatience et l’imprudence du désir qui oublie la loi, c’est cela même, l’inspiration. L’inspiration transformerait donc la beauté de la nuit en l’irréalité du vide ? ... De l’inspiration, nous ne pressentons que l’échec, nous ne reconnaissons que la violence égarée. Mais si l’inspiration dit l’échec d’Orphée et Eurydice deux fois perdue, dit l’insignifiance et le vide de la nuit, l’inspiration, vers cet échec et vers cette insignifiance, tourne et force Orphée par un mouvement irrésistible, comme si renoncer à échouer était beaucoup plus grave que renoncer à réussir, comme si ce que nous appelons l’insignifiant, l’inessentiel, l’erreur, pouvait, à celui qui en accepte le risque et s’y livre sans retenue, se révéler comme la source de toute authenticité.”


L’erreur face à la loi extérieure est constitutive d'une forme de justesse individuelle parce qu'elle équilibre l'individu face à ses semblables et au monde. A fortiori, cette erreur structurelle est le point de départ de la vraie création, donc de la vraie existence.


“Il est inévitable qu'Orphée passe outre la loi qui lui interdit de se retourner, car il l'a violée dès ses premiers pas vers les ombres. En réalité, Orphée n'a pas cessé d'être tourné vers Eurydice... Le regard d’Orphée rompt les limites, brise la loi qui contenait, qui retenait l’essence. Le regard d’Orphée est, ainsi, le moment extrême de la liberté, moment où il se rend libre de lui-même, et libère l’œuvre de son souci, libère le sacré contenu dans l’œuvre, donne le sacré à lui-même... Tout se joue donc dans la décision du regard... Ecrire commence avec le regard d'Orphée, et ce regard est le mouvement du désir qui brise le destin et le souci du chant et, dans cette décision inspirée et insouciante, atteint l'origine, consacre le chant."


Il est donc une liberté constitutive de tout acte créateur qui est la décision de descendre vers la nuit profonde en soi, vers l’origine de la fragilité, donc de la liberté. Cette liberté est une profonde lucidité face au danger qui s’y niche, immanquablement. Mais l’insouciance ancrée dans sa propre nécessité dépasse toute loi extérieure et manifeste la voix directe du désir de voir ce qu’il est là à voir, quelle que soit la distance qu'il faut parcourir par le regard, et accueillir ses semailles pour qu’œuvre se fasse.


R.B.


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