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Photo du rédacteurRaluca Belandry

L'endroit de l'art


L'œuvre de génie surgit d'une "heureuse chance" faite de la rencontre entre une matière-sujet et un artiste nommé pour donner naissance à ce qui ne peut exister autrement. Car une oeuvre de génie forme nécessairement un tout harmonieux, un cosmos esthétique. Il n'y avait que Mozart qui pouvait écrire l'opéra Don Juan, et Homère pour écrire son épopée. C'est ainsi que commence un extrait de Soren Kierkegaard dans Les stades immédiats de l'éros ou l'éros et la musique, issu de Ou bien... Ou bien au même titre que le Journal du séducteur :


"Le poète désire sa matière; mais il n'est pas difficile de désirer; le mot est fort juste et s'applique avec beaucoup de vérité à une foule de désirs impuissants chez les poètes. Désirer juste, voilà le grand art, ou plutôt, c'est un don. Là réside le caractère inexplicable et mystérieux du génie, comme pour la baguette magique: elle ne s'avise jamais de désirer, sinon à l'endroit où se trouve l'objet de son désir."


Mais comment cette harmonie, qui permet au monde des idéaux de se joindre à un moment historique propice pour ouvrir l’espace d’une réelle création, se produit-elle? Quelle est l’emprise du créateur sur cette conjonction heureuse des forces qui lui permettront d’œuvrer ? Son “juste désir” suffit-il pour que l’accord absolu se fasse et que la création en surgisse ?


L’idée du désir rejoint la notion d’”attitude” dont parle Virginia Woolf dans Le pont étroit de l’art, qui expliquerait pourquoi des créateurs sont “par nature ou grâce aux circonstances dans une situation où ils peuvent employer librement leurs facultés”, car voyant les choses “non pas dans une perspective gênée, tout de guingois, déformées à travers un brouillard, mais franches, bien en proportion” et saisissant ainsi quelque chose de “dur”.


“Ils semblent avoir une attitude devant la vie, une situation qui leur permet de mouvoir librement leurs membres, une vision qui bien que mêlée de toutes sortes de choses différentes s’ordonne selon la perspective qui convient à leur fins.”



En se référant au génie de Shakespeare lequel a su donner voix, en son époque élisabéthaine, à toute l’amplitude de la vie telle qu’exprimée naturellement par ses contemporains, Woolf relève :


“Les pièces de Shakespeare ne sont pas l’œuvre d’un esprit déçu et frustré; elles sont enveloppe élastique et parfaite de sa pensée. Sans un accroc il passe de la philosophie à une querelle d’ivrognes, d’un chant d’amour à une discussion, du simple divertissement à la profonde spéculation. Et c’est vrai de tous les auteurs élisabéthains; bien qu’ils puissent nous ennuyer (et il le font), ils ne nous donnent jamais l’impression qu’ils sont timides, ou gênés, ou que quelque chose embarrasse, empêtre, arrête le libre cours de leur pensée.”


J'aime cette idée : osée et osant défier l'énergie de l'art d'écrire dans toutes ses dimensions. Que l'on ne me parme jamais de "pudeur" ou "retenue" à l'endroit de la littérature. Que l'on me secoue, étonne, transperce, remue. Que l'on me transforme. Que j'en sorte autre. Mes yeux jamais les mêmes, les contours de ma bouche jamais alignés autour d'une même expression. Car j'aurai lu ce qui "ne peut exister autrement" qu'à travers une expression unique donnée par l'auteur de l'œuvre. Et j'aurai senti son désir comme voulant m'atteindre.

Atteinte j'aurai été.

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