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Photo du rédacteurRaluca Belandry

Fausta et les visions d'avril

Au cœur d'un conte publié in Daïmon 8 Fantaisies. Etrangetés. Espiègleries (2023)


"Autour de la Montagne nue et charbonneuse, il est un Pays. Bâti sur le continent de l’Aube, entouré d’un vaste Océan d’encre, bordé d’une étrange Forêt de séquoias.

La beauté ordonnée de ce pays ne laisse pas deviner le monde cloîtré sur lui-même qu’il abrite. Ici, la vie tourne sur le cadran d’un temps nouveau : le Logocène, ère d’une Raison qui nous sangle, fait fi de nos rêves, douleurs, espoirs. Quelque chose d’autre vit par-dessus notre peuple. Ni être de chair ni déité, c’est une machine d’une intelligence rare qui nous gouverne : le Noûs, parfait et autosuffisant, constamment nourri de mots, de nombres, d’images, de raisonnements. Son existence apporte une drôle de paix à ce peuple : chacun se voue à ses devoirs, dans le strict confort de la croyance que Noûs le protégera. À lui de s’assurer de la pérennité de cette paix et de cet ordre qui existe depuis un siècle.

Mais cet équilibre commence à chanceler. Quelques fissures font affront aux consciences : les rêves, les douleurs, les espoirs. L’idée s’insinue dans nos têtes que nous ne sommes pas Noûs, que cette conscience toute puissante ne nous comprend pas. Elle ignore le hasard, la coïncidence, le sentiment. Elle n’a pas mal quand nous ressentons le mal, elle ne ressent pas les couleurs de la joie. Allez imaginer ma vibrante Fausta au milieu de ce monde ! Mais où est-elle, déjà ?

Au plus haut à flanc de Montagne, là où la lumière se dévoile aux plus vaillants, voyez, c’est la Demeure où vit et attend Fausta. C’est une Demeure vivante, celle-là. Elle vibre, pleure, rit et joue autour, avec ou malgré Fausta. La souveraine y vit seule, sans autre compagnie que ses objets. Pléthore, il y a : instruments, livres, tableaux, statues, pierres, herbiers, élixirs. Tout l’héritage de l’Absent l’entoure, la tance, l’exalte, l’affole. Où qu’elle tourne, il lui fait signe à travers eux. La nostalgie la prend alors et l’enserre comme un serpent caressant et affreux.

L’Absent, c’est son père – non son mari, ni son amour, ni son frère. Pas d’homme dans la vie, pas d’homme dans le lit, pas d’homme dans le cœur de Fausta. L’Absent. L’Absent. Encore et toujours l’Absent tant que n’est trouvée la Réponse à sa disparition.

Savant issu d’une lignée de savants, artiste issu d’une lignée d’artistes, homme issu d’une lignée d’hommes, cet homme-là, son père, aimait l’humanité, et son idéalisme le rendait aimable aux yeux de son peuple. Son idéal ? Relier le visible et l’invisible, le bien et le mal, la joie et la douleur. Apaiser les contradictions qui tiraillent les êtres. Voilà son œuvre à accomplir. Vieille tâche d’alchimiste, lubie de spéculateur, entreprise d’érudition ? Peu importe. La mission le possédait entièrement, certain que le secret de l’humain n’était en rien lié au savoir ni au pouvoir. Le secret se loge dans la faculté de prescience de phénomènes infimes qui poussent à l’action. Le secret s’enracine dans la part la plus tendrement animale de l’homme. L’impénétrable flair, la magie de la trouvaille, l’accident des sens. Il suffit de voir, d’entendre, d’éprouver, de traduire les signes qui partout se montrent. Cueillir le frôlement invisible des choses et se laisser guider.

“Le corps dit vrai, plus que la tête” était, d’antan, la parole du père. Troublée, Fausta était alors, sans le comprendre. Et maintenant ? Disparu sans trace, le jour du vingtième anniversaire de son unique fille, son œuvre s’interrompait. À elle de reprendre le fil et renouer avec la quête. Comment ? Et que faire de l’affreuse machine et ses rouages froids ? Comment échapper au fardeau du génie, cette inutile raison face au corps qui désespère ?

Toutes ces années passées aux rênes du Pays à moitié en paix, à moitié en peine, la souveraine héritière navigue dans les couloirs d’un système qui l’expulserait sur le champ, si elle n’était pas… Fausta.

Légitime devant toute objection, Fausta avançait dans son rôle. “C’est une Von Ester !” disait-on. Mais un jour une voix s’éleva pour ajouter : “C’est la dernière… et son ventre est creux !”

Jamais le deuil de l’Absent ne lui parut plus âpre que ce jour-là."


(...) suite à lire dans la Revue Daïmon


R.B.



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